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Anabelle Hulaut

Daniel Conrod

Télérama N°2978 - 10 février 2007


Qu’est-ce qu’elle trafique ?


Elle ressemble à un courant d’air et dit aimer le flou. De performances en films, Anabelle Hulaut, plasticienne, se crée des identités éphémères, subtiles variations autour de l’univers d’un certain Jacques Tati.

Une silhouette furtive, avec un chapeau rouge vermillon, en forme de cloche, un visage probablement pâle et ovale, un nez long et pointu, des jambes sportives et nerveuses qui tracent la route, entraînant le reste du corps, le précipitant vers l’avant. Le chapeau rouge vermillon, ça oui, on en est absolument certain, mais le reste, ce fut comme un coup de vent, un souffle qui passe, un racontar. Mademoiselle Hulaut existait-elle vraiment ? La première fois, on l’avait entraperçue dans un village de cocagne, quelque part entre Castres et Toulouse. Il y avait eu de l’orage. Elle s’était vite évaporée. Restait le souvenir d’une silhouette qui savait faire parler d’elle. On la disait assembleuse d’objets, d’images, de lettres et de situations, un peu conceptuelle mais pas tout à fait, d’une élégance presque clinique mais toujours poétique, amoureuse du hasard et des rencontres. On racontait qu’elle se livrait quelquefois à des actions publiques appelées « sport surface ». Et puis… et puis elle avait fabriqué un film, Les Vacances de Melle Hulaut, un truc sans prétention mais quand même bigrement intéressant, un objet d’art aussi troublant que la vie. Il entrait de l’éphémère dans tout ça, du bricolage, quelque chose de gazeux, le contraire d’un programme, l’envers du sublime. Mademoiselle Hulaut était ce qu’on appelle une plasticienne contemporaine.

Il y eut eu un échange de mails, factuel, presque protocolaire, des rendez-vous prévus et tous reportés ; ce devait être la fin de l’automne ou le commencement de l’hiver. Et puis enfin, il y a la gare de Nantes, ce mercredi de janvier, sortie sud, elle avec son chapeau cloche rouge vermillon qui attend, plus loin, sa voiture sans âge qu’elle conduira avec distraction, une loupe cassée sur le tableau de bord, la traversée de Nantes sous un ciel glacial. La rencontre s’est passée comme dans un film de Jacques Demy ou de Jacques Rozier, un rendez-vous bizarre, clandestin, lancé comme un coup de dés ou un coup de manivelle, la marche du temps qui dérape, la lumière, le ciel, l’océan. Décor de cinéma. « J’aime le flou ! » dit-elle comme si elle parlait d’une conviction.

Parvenue à un rond-point, indécise quant à la direction à prendre, elle dit qu’elle a longtemps couru derrière la lettre P – ce fut l’un de ses premiers travaux d’artiste –, qu’elle a toujours été un peu détective et que la vie ressemble à ce rond-point, avec de multiples possibilités qui se font et se défont. D’ailleurs, ajoute-t-elle à ce propos : « Je ne me sens plus tout à fait dans le personnage de mademoiselle Hulaut ! » Dès l’instant où elle avait retiré son chapeau vermillon et réalisé son premier créneau de la journée, on se doutait un peu qu’Anabelle Hulaut, alias mademoiselle Hulaut, était comme tout le monde... Comment faire le portrait d’un personnage qui ne veut plus tout à fait de son rôle ? Peut-être en poursuivant du côté de Saint-Marc-sur-Mer, exactement là où Jacques Tati a planté le décor des Vacances de M. Hulot.

A main gauche, l’océan est couleur de glaise. Anabelle Hulaut a le profil graphique, presque signalétique. Elle est de son temps, non pas branchée, mais seulement de son temps, avec un mélange de mélancolie postmoderne, d’adolescence intemporelle, d’innocence et de dureté. Elle appartient à une génération d’artistes, graves et fragiles, entrés, comme n’importe quel salarié, dans un drôle de marché du travail, dématérialisé, éclaté, instable, terriblement concurrentiel et virtuel. Elle est née en 1970 ; à cette époque, il n’était déjà plus certain que l’art pût changer le monde à lui seul, ni même qu’il pût en construire une vision cohérente. En se mettant à la portée de chacun, il ne pouvait plus prétendre au statut de sorcier universel. Si tout le monde veut – ou peut – être artiste, qu’est-ce que cela vaut donc de l’être, est-ce qu’il est encore possible d’inventer quoi que ce soit ? Ce ne sont pas tout à fait les questions que se pose Anabelle Hulaut, mais ce sont les questions qu’elle inspire. Peut-être l’art n’est-il plus qu’une fabrique de soi, quotidienne, fragmentaire, inachevée.

Au départ, Anabelle Hulaut s’appelle Anabelle Hubaut. Elle est la fille de Joël Hubaut, un artiste lui aussi, bricoleur et théoricien d’un art de la provocation public, couillu, épidémique et joyeux. Et si l’on admet que Joël Hubaut ne cesse de mettre en acte, physiquement, organiquement, la dispersion de l’esthétique dans l’espace et dans le temps, on peut du même coup affirmer que chacune de ses interventions vise à diluer la figure de l’artiste dans le champ social comme le sucre se dilue dans le café. Contamination ou disparition, la chose se discute ; elle est au cœur de l’art contemporain. Hubaut le père a toujours cherché à traverser le miroir de l’art, comme s’il voulait en mesurer l’insondable vanité. C’est dire si Hubaut la fille n’est pas tombée du ciel. Au point qu’un jour elle choisit d’abandonner le B de son nom patronymique au profit d’un L. Anabelle Hubaut devient Anabelle Hulaut, comme un certain M. Hulot, lui-même création du grand Tati. Tel sera l’un de ses gestes à elle : se faire un nom, trivialement et pour de bon. Et pour conclure cette valse des identités, nous dirons que mademoiselle Hulaut, la détective au chapeau rouge vermillon, n’aura été qu’une excroissance romanesque d’Anabelle Hulaut. Pour preuve, ce film comique et incisif que l’artiste vient donc d’achever, Les Vacances de Melle Hulaut, et qui raconte par le menu toutes ces métamorphoses, comme s’il ne s’agissait que d’un acte désinvolte et loufoque. Alors que le film met en scène un point de vue quasiment sociologique sur l’art et sur l’artiste d’aujourd’hui. Et qu’est-ce qu’on fait avec ça ? On vit, on se débrouille, comme tout le monde, ni plus ni moins. Outre ce film, principalement diffusé dans les centres d’art, Anabelle Hulaut vient d’enchaîner une résidence de travail à la villa Arson (Nice), une exposition personnelle au Frac des Pays de la Loire (1), exposition dans laquelle elle met en scène le huis clos du monde de l’art. Son compagnon, David Michael Clarke, d’origine écossaise, est lui aussi artiste plasticien, il occupe un mi-temps d’enseignant à l’école des beaux-arts du Mans. Ils ont une petite fille de deux ans et demi. De son compagnon, Anabelle Hulaut dit qu’il est un conceptuel romantique ; de sa compagne, David Michael Clarke dit qu’elle est un courant d’air qui danse. Du même coup, cette manière qu’elle a de répéter « J’aime le flou » finit par ressembler à une intention.

1) L’expo, présentée à Carquefou, s’est achevée le 7 janvier. Catalogue édité par le FRAC



Daniel Conrod, 2007


Le dossier était accompagné de photographies réalisées par Léa Crespi - visible sur son site : Léa Crespi